Afin de permettre aux élèves de découvrir la dimension initiatique d’un récit, j’ai utilisé le jeu vidéo Journey (Thatgamecompany, 2012) en classe de français (3è année). Il s’agit d’un jeu contemplatif que j’affectionne particulièrement pour ses qualités artistiques, ainsi que pour sa portée philosophique et symbolique. Le joueur y incarne un être énigmatique, qu’il doit conduire jusqu’au sommet d’une montagne dominant l’horizon. Au fil du voyage et au gré de mystérieuses rencontres, notre avatar découvre le secret de ses origines, les raisons de son périple et le sens de son existence.
Le matériel que j’ai utilisé
Pour cette activité, j’ai emporté ma PlayStation 4 ainsi que le jeu Journey (j’utilise l’édition collector, qui contient aussi les jeux Flow et Flower). Un câble HDMI a permis de relier la PS4 à un TBI dans les locaux où je n’avais pas accès à une télévision. Une connexion Internet est également requise pour profiter de l’expérience de jeu (le mode en ligne permet de croiser d’autres joueurs).
J’ai également construit un dossier de travail (téléchargeable ici) pour les élèves.
Quelle utilisation en classe ?
Premier contact avec le jeu
Il s’agit, d’abord, d’observer l’écran-titre du jeu pour poser les premières hypothèses de sa « lecture ». Nous avons mobilisé ce que nous avons appris dans la séquence sur les langages de l’image pour en construire une analyse formelle. Par exemple, selon mes élèves, la combinaison d’un plan d’ensemble avec la technique du découpage temporel invite le joueur à quitter la dune où il se situe au début du jeu (côté passé) pour se diriger vers l’éclat de lumière à l’horizon (côté futur), qui figure l’objectif à atteindre.
Un travail de définition autour du mot « périple » permet d’en saisir les nuances et d’en approcher la dimension symbolique (un périple étant un voyage après lequel nous retournons, transformés, au point de départ). Il s’agira donc, durant la partie, d’être attentifs aux marqueurs qui indiquent l’évolution du personnage.
Du jeu à l’analyse croisée
Après l’analyse de l’écran-titre, nous avons joué ensemble à Journey. Les élèves se passaient tour à tour la manette pour se partager l’expérience. Il faut compter 3 à 4 séances de 50 minutes pour terminer le périple (c’est assez rapide).
Les élèves « spectateurs » devaient observer le jeu en rédigeant un carnet de bord du voyage : épousant le point de vue de l’avatar, ils y inscrivaient le récit du périple, immortalisant à l’écrit les sensations éprouvées, les objets découverts, les questions qu’ils se posaient, les difficultés rencontrées, les personnages croisés… Au terme de chaque niveau (7 au total), la mutualisation des carnets de voyage permet d’amorcer une réflexion autour de la portée philosophique du jeu et du sens du récit.
Une fois le jeu terminé, la classe est divisée en 6 groupes. Chaque groupe travaille sur une thématique :
- « une rencontre » (analyse focalisée sur les personnages),
- « un récit énigmatique » (analyse focalisée sur l’intertextualité du jeu),
- « un voyage » (analyse focalisée sur le récit et sa structure).
Chaque groupe dispose d’une batterie de questions pour construire une réflexion autour du jeu, en s’appuyant sur d’autres ressources : chansons, mythes, définitions… Cette phase permet d’apporter aux élèves des clés de lecture qui leur permettront de développer une deuxième lecture de l’œuvre et d’en saisir les spécificités culturelles à côté desquelles ils sont sans doute passés pendant qu’ils jouaient. En effet, un jeu vidéo peut être porteur de significations auxquelles nous n’accédons que si nous possédons un capital de connaissances que nous pouvons activer comme clés de lecture (si la question vous intéresse, je vous invite à consulter mon mémoire).
Dans un premier temps, deux groupes reçoivent la même thématique mais travaillent séparément. Dans un deuxième temps, les groupes ayant travaillé sur la même thématique se réunissent pour partager leurs points de vue et créer une présentation commune, nuancée, qu’ils communiquent ensuite à la classe sous forme de mini-exposé.
Pour construire ces présentations, chaque « grand groupe » disposait d’un plan de travail qu’il pouvait évidemment modifier selon ses besoins et ses idées. Les exposés ont été l’occasion de connecter des fragments de réflexion autour du jeu pour en décoder progressivement la dimension symbolique et accéder, pas à pas, au sens implicite du récit.
Cet accès à cette nouvelle couche sémantique passe par le prisme de l’interprétation : il faut dès lors veiller à ne pas plier la lecture du jeu à un seul sens qui serait imposé arbitrairement, mais à élargir le cadre d’analyse, à créer du débat. C’est là que réside la richesse de l’activité : le prof guide et impulse la réflexion, mais ne la formate pas. Autrement dit, l’analyse des élèves doit leur permettre de construire eux-mêmes le récit qu’ils se font du jeu.
Formalisation
Après cette étape, les élèves reçoivent une synthèse reprenant les caractéristiques de la dimension initiatique d’un récit. Chaque item de la fiche-outil est illustré par un élément du jeu Journey qui a été mobilisé dans l’analyse des élèves. Les items formalisent plusieurs éléments : structure du récit, thématiques, valeurs et messages véhiculés. Cette formalisation a été pensée pour permettre aux élèves de se construire mentalement une grille de lecture qu’ils pourront ensuite appliquer à d’autres produits culturels.
Réappropriation
Enfin, chaque élève est invité à choisir un produit culturel qu’il affectionne (roman, BD, manga, animé, série, film, jeu vidéo…) et de lui appliquer cette grille de lecture pour en proposer une analyse personnelle. Dans l’idée, le travail réalisé précédemment a donc permis de co-construire des clés de lecture, que les élèves activent ici pour tisser un nouveau discours autour des produits culturels de masse qu’ils consomment au quotidien.
Synthèse des pistes d’analyse relevées par les élèves
Voici une série de pistes proposées par les élèves au fil de leurs présentations.
Au niveau de la structure du récit
Les niveaux du jeu tissent une métaphore de la vie :
Décors (métaphores) |
Sens |
|
Nv 1 | Dune | Naissance ; l’immensité du monde à explorer s’offre au joueur. |
Nv 2 | Pont à franchir | Représente l’apprentissage. On a le droit de tomber, de se tromper, de recommencer. Il faut retrouver les fragments manquants du pont pour atteindre l’objectif (les trous = les apprentissages manquants). |
Nv 3 | Désert euphorique | L’adolescence et ses premières rencontres ; notre premier amour avec qui on avance comme si on se sentait seul au monde. |
Nv 4 | La chute | Perte de l’enfance, entrée dans le monde adulte, l’impossibilité de revenir en arrière, les obstacles de la vie, la tristesse, la séparation. |
Nv 5 | Grotte et tour | La perte de repères (l’horizon lumineux a disparu), la monotonie, le danger, la dépression (niveau sombre) ; l’importance de pouvoir compter sur les autres pour remonter à la surface. |
Nv 6 | Pics enneigés | La vieillesse, la douleur, la mort, le corps qui s’affaiblit. |
Nv 7 | Nirvana | La mort, l’accomplissement de soi, la recherche d’un ailleurs. |
Plus on progresse dans le jeu, plus les niveaux prennent la forme de couloirs qui se resserrent : nos choix sont diminués, les routes que nous pouvons emprunter dans la vie se font moins nombreuses. On ne peut pas revenir en arrière à certains endroits : on est obligé de continuer à avancer, quoi qu’il arrive.
Au niveau de l’analyse des personnages
Dans un niveau, nous devons escalader une tour. On peut y repérer une référence au mythe de Babel : interagir avec d’autres joueurs, se comprendre et parler la même langue nous permettent de progresser plus rapidement vers la sortie. Le risque d’échouer est lié à des difficultés de communication, et ces mêmes difficultés peuvent entraîner des luttes de pouvoir divisant les hommes.
En réduisant le langage à sa plus simple expression (une seule commande de chant), le jeu unit les joueurs autour d’un objectif commun : atteindre ensemble l’horizon. La proximité avec un autre joueur et nos interactions avec lui facilitent et rendent plus agréables la progression dans le jeu et l’accès à certains objets cachés. L’émotion, au pic du jeu, est également renforcée : la souffrance de notre avatar est partagée avec celle d’un autre.
Le personnage n’est défini que par quelques traits et demeure le même pour tous les joueurs : peu importe l’origine géographique ou sociale du joueur, il incarne le même avatar que tous les autres (interculturalité). L’absence de bras bannit toute forme de violence possible (on ne peut rien porter).
Plus le personnage explore, plus il a de chances de récupérer des orbes qui agrandissent son écharpe. Celle-ci représente son énergie : plus elle est grande, plus les actions de l’avatar gagnent en souplesse. Explorer le monde nous permet d’accumuler plus de pouvoir que si l’on suivait un chemin tout tracé. À l’inverse du clip La Cerise de Matmatah, le jeu rappelle donc que le sens de la vie se trouve avant tout dans l’expérience que l’on vit plutôt que dans la destination que l’on cherche à tout prix à atteindre.
Au niveau du sens du récit
Progresser dans le jeu nous permet de découvrir des fresques mystérieuses qui représentent visuellement l’histoire des origines de notre personnage. On y voit la naissance de sa civilisation, l’essor de cette dernière, et son déclin. Elles s’assemblent comme un cycle condamné à être rejoué. D’ailleurs, à la fin du jeu, le générique fait parcourir l’âme de notre avatar en sens inverse, pour le ramener à son point de départ. Il est alors condamné à rejouer le même parcours, à revivre son histoire, à réapprendre son passé. Mais quelque chose a changé chez lui : à présent, il est devenu un passeur de savoir.
On peut enfin lire dans le jeu un certain message écologique : les « dragons » que l’on rencontre représentent des machines (industrialisation) qui ont détruit la civilisation (les personnages sont sous terre, en position horizontale qui évoque leur mort). Dans les fresques que l’on découvre au fil du jeu, ces dragons s’assemblent d’ailleurs pour former une sorte de ville écrasant leur civilisation.
Gaël