Concrete Genie : (ré)habiter l’espace du jeu

J’ai toujours éprouvé beaucoup de plaisir à explorer des jeux qui me donnent l’impression d’habiter leur espace, comme si j’étais une infime part de leur univers et que j’avais le pouvoir de façonner celui-ci. C’est là un sentiment que j’ai ressenti en jouant à Zelda : Breath of the Wild (Nintendo, 2017) ou encore à Stardew Valley (Éric Barone, 2016), et plus récemment à Concrete Genie, le deuxième jeu du studio PixelOpus, sorti en octobre 2019.

Bienvenue à Denska

Dans Concrete Genie, nous épousons le point de vue de Ash, un jeune garçon solitaire qui gribouille des croquis en tous genres face à une mer croupie. Entre créatures fantasques et motifs variés, ses dessins de la ville portuaire de Denska rappellent la période à présent révolue où le lieu florissait. Les rires, les jeux d’enfants, le cristallin de l’eau, le sable chaud et la prospérité sont un lointain souvenir : aujourd’hui, le lieu a été déserté ; il est devenu un terrain de jeu pour délinquants, gangréné par un déversement de pétrole et envahi par les ténèbres.

C’est alors qu’une bande de garnements confisque le carnet de Ash et le déchire. Tandis que les pages s’éparpillent dans toute la ville, le gang harceleur enferme notre avatar dans un vieux téléphérique et nous envoie vers un phare en hauteur, réputé pour être hanté. En explorant l’endroit, nous découvrons un étrange pinceau magique, qui nous confère le pouvoir de donner vie aux motifs et aux créatures de notre carnet, à condition d’en avoir retrouvé les pages éparses. Nous y faisons également la connaissance de Luna, génie matriarche imaginée par Ash, qui nous demande de sauver la ville de la perdition. Comment ? En chassant les ténèbres et en lui redonnant des couleurs grâce à notre imagination. La créativité comme pouvoir, le jeune Ash – dont le prénom est le diminutif d’Ashwin Kumar, vfx artiste qui a suggéré l’idée d’un garçon combattant les brutes par son imagination – puisera donc dans les talents du joueur pour peindre les murs de la ville et dessiner des génies qui l’aideront à résoudre des puzzles.

De ruelles en venelles, à travers les toits des maisons, en passant par les docks ou les égouts, nous parcourons ainsi Denska en donnant vie à des génies iridescents que l’on peut personnaliser à l’envi. Grâce à la fonction gyroscopique, le jeu associe le geste au message : on utilise la manette comme un pinceau pour tracer la forme de nos génies et imbriquer nos motifs pour transformer les artères abîmées et polluées de la ville en fresques chatoyantes, qui sont autant de traces que l’on laisse dans l’instance du jeu et qui nous ancrent en son creux. Les possibilités de personnalisation s’étoffent selon le nombre de pages que l’on retrouve au gré de nos pérégrinations, nous invitant à revenir régulièrement parachever nos toiles urbaines.

Ces génies auxquels nous donnons vie, ce sont un peu les amis qu’on aurait aimé avoir dans la vie pour combler notre solitude et se consoler des sempiternelles brimades des fripouilles qui nous poursuivent et saccagent nos créations. On peut interagir et jouer avec eux, les cajoler, ou leur décrocher un sourire en leur offrant un dessin. À certains moments, nous devons répondre à leurs demandes pour résoudre les énigmes qui ponctuent notre quête, grâce aux pouvoirs que chaque type de génie nous confère. En leur donnant corps et âme, une connexion émotionnelle nous attache à ces créatures gribouillées que l’on apprivoise et qui dégagent une forte impression de vivant. 

Notre créativité n’est jamais punie ou récompensée : elle est une clé et met l’art à la portée de tous, sans discriminer les talents du joueur. Tant dans leur forme que dans leurs combinaisons possibles, les motifs à notre disposition rappellent l’enfance, mêlent le beau et l’étrange, le doux et le mélancolique. Ils représentent essentiellement des décors naturels et deviennent ainsi des outils pour fleurir par l’art une ville morose qui manque cruellement de végétation et d’oxygène. Ce faisant, Denska se fait la métaphore même de l’imagination, abîmée et délaissée par le monde adulte mais qu’une jeunesse écorchée, par le truchement de notre avatar, souhaite revivifier quand bien même la délinquance la saccage.

Les délinquants – Janie, Chuck, Beatrice, Froggy et Zack – sont sauvages et bruyants. Ils refusent l’autorité, salissent, cassent, et détériorent nos œuvres d’art. Ils refusent le beau et ne s’expriment que par la violence. Ils nous pourchassent et nous harcèlent ; leur cohésion repose sur la croyance qu’il vaut mieux être suiveur que harcelé, témoin que victime. Toutefois, le jeu ne sombre pas dans un manichéisme lassant, qui ferait de ces gougnafes de misérables truands : notre pinceau nous octroie le pouvoir d’entrer dans les souvenirs de chaque garnement qui nous touche, et d’explorer ainsi les racines de leur violence. Mais le passé n’excuse pas tout : ce sont les nouveaux liens émotionnels que l’on construit avec eux qui leur permettent de se reconstruire et de contribuer à sauver leur ville pour en faire à nouveau un espace de jeu. 

Malgré la solitude omniprésente qui émane du récit, une impression de présence imprègne toute notre trajectoire dans le jeu. Cette impression provient, d’une part, des créatures fantastiques qui semblent veiller inlassablement sur nous et avec lesquelles on peut constamment interagir ; d’autre part, du sentiment d’être présent à l’intérieur du jeu, en donnant constamment de nous dans la réfection de la ville qui devient notre œuvre.

Denska, mon habitat ?

Habiter l’espace d’un jeu suppose de pouvoir le façonner et l’aménager, en y insérant des objets et du vécu qui nous font sens. Tous les jeux n’offrent donc pas la possibilité de faire l’expérience d’une impression d’ « habiter », puisque cette dernière – et les pratiques des joueurs qui lui sont associées – est conditionnée par les actions autorisées par le jeu et son système technique. Ces actions nous permettent de composer plus ou moins librement avec l’espace vidéoludique, voire de le modifier, de s’y sentir l’habiter. 

Les figures de l’habiter dans un jeu vidéo ont été théorisées par Jean-François Lucas, qui a consacré sa thèse à cette question. Il définit notamment l’habitant-aménageur comme un joueur qui agit sur l’espace vidéoludique, en l’agençant ou en l’habillant de décors en tous genres. L’habitant-aménageur construit ainsi dans le jeu un univers d’expériences singulier qui contribue à l’atmosphère qui s’en dégage. D’une certaine manière, Concrete Genie fait de nous des joueurs-aménageurs : nous colorons et peignons la ville de Denska ; nous la réinventons en lui conférant une atmosphère qui la répare et la soigne des ténèbres qui la gangrènent. Bien que notre chair reste à l’extérieur du jeu, nos gestes peignent à l’intérieur de son espace. Notre avatar est ainsi bien plus qu’une coquille vide que nous investissons : il devient notre outil d’expression et d’aménagement du lieu. Et en nous donnant la possibilité d’habiter Denska, le jeu nous offre le pouvoir de la rendre à nouveau habitable pour ceux qui l’ont désertée. À ce titre, l’une des forces de Concrete Genie est de parvenir à s’émanciper des traditionnels outils en game design qui favorisent l’impression d’habiter l’espace du jeu (réglages des propriétés et des possessions dans le jeu, de la personnalisation de l’avatar, des sociabilités…), pour nous offrir une expérience poétique et esthétique où se déploie notre pouvoir d’intervention dans une œuvre vidéoludique.

« L’imagination a le pouvoir de résoudre les problèmes et de rêver d’autres mondes », peut-on lire dans l’introduction de l’ouvrage The Art of Concrete Genie, signé par le studio. En marge du concept du jeu, le potentiel communicatif de ses mécaniques et ses messages doux-amers s’inscrivent dans une poétique urbaine qui donne à chaque joueur, manette-pinceau en main, la possibilité de recréer sa propre Denska, et qui tisse ainsi un engagement timide mais assumé.

Gaël Gilson

Pour aller plus loin :

PixelOpus (2019). The Art of Concrete Genie, Milwaukie : Dark Horse Books.

Lucas, J.-F. (2018). Les figures de l’habitant dans les mondes virtuels. Sciences du jeu, 10 [en ligne]. URL : https://journals.openedition.org/sdj/1353.

L’attachement aux personnages vidéoludiques

Depuis que j’ai commencé ma thèse, j’ai la fâcheuse habitude de questionner les jeux auxquels je joue. Et lorsque mon expérience prend trop l’allure d’un exercice d’analyse, je dois avouer qu’une certaine lassitude s’installe, et que le jeu – qui devient du travail – finit par m’ennuyer. Toutefois, après avoir plié une quinzaine de chapitres de Fire Emblem : Three Houses, dernier opus d’une saga que j’affectionne particulièrement, je m’étonne devant le compteur : déjà plus de soixante heures se sont égrenées, et je n’ai pas la moindre envie de passer à autre chose. Ce qui me retient à ce jeu ? Ses personnages, et l’attachement qui me lie à eux.

Dans la vie de tous les jours, il est difficile de tricher avec les émotions : créer des liens avec des inconnus, les apprivoiser, devenir amis ou s’amouracher, tout ça prend du temps et il est impossible de raccourcir ces différents processus (tout au mieux pouvons-nous faire semblant). C’est pareil dans le jeu vidéo : créer du lien entre le joueur et des personnages demande aussi du temps ; la connexion émotionnelle n’est pas immédiate. Plusieurs techniques ont toutefois été tentées par des auteurs de jeux pour forcer cette connexion, ou tout du moins la conditionner, en jouant sur des cordes émotionnelles universelles et familières aux joueurs. On peut, par exemple, citer le principe théorique de la daddyfication : puisque, a priori, les individus prennent soin de leur famille, si le jeu raconte une histoire qui met en scène une famille (comme Amicia et Hugo dans A Plague Tale : Innocence ou Kratos et Ateus dans God of War), alors le joueur s’attachera à ses personnages et en prendra soin. Évidemment, ce procédé, qui relève du syllogisme, ne fonctionne pas (toujours) car le jeu étant du jeu, ce n’est pas parce que le joueur est supposé éprouver ce lien que ce dernier se déploiera d’emblée. Et puis rien ne nous empêche d’envoyer notre cher avatar se faire rosser l’arrière-train quand une lubie nous prend.

Le gameplay peut aussi créer une impression « d’être en famille ». Je pense notamment à Naia et à Naiee dans Brothers : A Tale of Two Sons : leurs interactions montrent en permanence leur relation fraternelle et l’attachement qui les lie. Plus spécifiquement, il revient au joueur de les guider simultanément tout au long de leur périple et ce, avec une seule manette de jeu : le stick et la gâchette gauches permettent de diriger l’aîné tandis que la zone droite du périphérique pilote le cadet. La jouabilité asymétrique impose ainsi un effort de coordination – représentatif du lien de fraternité qui les unit – pour parvenir à manœuvrer les personnages à travers les obstacles : par exemple, pour franchir une paroi en hauteur, Naia doit hisser son petit frère tandis que ce dernier peut se faufiler dans des espaces étroits pour lui débloquer le passage. 

Brothers : A Tale of Two Sons (Starbreeze Studios, 2013)

Néanmoins, ce que la narration et le gameplay n’offrent pas d’emblée au joueur, c’est un lot d’expériences partagées et du temps déjà passé avec les personnages – sauf, peut-être, dans le cas d’un nouvel opus d’une saga que l’on affectionne et où l’on retrouve les mêmes protagonistes. L’histoire racontée et les mécaniques de jeu ne sont alors que des descripteurs de la relation qui unit les personnages, et celle qui les relie au joueur est, à l’origine, inconsistante. Comment, alors, projeter cette connexion émotionnelle chez le joueur et créer un lien d’attachement aux personnages ?

J’ai trouvé quelques éléments de réponse dans une communication de Harrison G. Pink, qui a travaillé pour Telltale Games puis Hanger 13 Games, et qui est actuellement senior designer à Blizzard. Il présentait à la GDC ses réflexions sur l’attachement du joueur au personnage vidéoludique. Son intervention mettait en avant deux concepts intéressants : les régimes émotionnels et la balance pragmatique. Regardons-les de plus près.

Les régimes émotionnels : l’attachement à plusieurs vitesses

Le concept des régimes émotionnels est très simple à comprendre. Imaginons : dans un jeu, notre avatar X rencontre un personnage Y qui lui est inconnu, puis en tombe amoureux selon les dictats du scénario. Pour que la projection émotionnelle ait lieu chez le joueur, il faut créer ce même lien entre lui et Y. Autrement dit, le joueur devrait, d’une certaine façon, « tomber amoureux » d’Y. Or, si la relation entre X et Y peut évoluer très vite dans le jeu (puisqu’elle est régie par des lignes de code), ce n’est pas le cas avec le joueur : dès lors, ce dernier et son avatar se retrouvent dans des régimes émotionnels différents et l’écart rend la connexion affective et l’attachement difficiles. 

Dans sa communication, Harrison G. Pink explique que la connexion émotionnelle entre joueur et personnage(s) prend du temps à se créer et, qu’en plus, ce temps est unique à chaque joueur, puisque chacun est singulier. Il faut dès lors laisser un espace suffisant au joueur pour l’autoriser à rencontrer, à découvrir, à apprivoiser un personnage, puis à s’en rapprocher. Passer du temps avec un personnage ne suffit toutefois pas à créer la relation : il faut que le joueur vive à ses côtés des expériences partagées. L’un des objectifs ultimes, et difficilement atteignable, est que le joueur partage le même régime émotionnel que son personnage, au point d’en oublier qu’il est son avatar. Ce travail implique de créer des conditions de jeu plus complexes et subtiles que les binômes mourir vs. survivre, gagner vs. perdre, etc., afin de permettre au joueur d’expérimenter une variété de gammes susceptibles de le toucher. Je ne peux, ici, m’empêcher de mentionner Stardew Valley, un de mes coups de cœur vidéoludiques : en jouant, j’ai très vite considéré ses personnages, qui me sont devenus familiers au fil des saisons et de la kyrielle d’interactions qui nous font les apprivoiser, comme des individus, avec chacun et chacune sa profondeur, sa singularité, sa personnalité et ses failles. Certains donnaient l’envie de tomber amoureux dans le jeu, de plaire, de s’engager davantage pour découvrir leurs secrets et gagner leur confiance. Par ailleurs, ils ne se dévoilaient jamais entièrement : il restait, dans leur construction, de nombreux vides que j’étais invité à combler moi-même et qui correspondaient à autant d’espaces possibles pour écrire ma propre histoire. Au fil des semaines, j’étais parvenu à oublier que la relation qui me liait à eux était quantitative, mesurée par des algorithmes qui ponctuaient mes choix et mes actions dans le jeu.

Stardew Valley (Eric Barone, 2016)

L’attachement aux personnages vidéoludiques, c’est un travail également esthétique, qui passe par la poésie des pixels, des sons et des animations : je me souviens, par exemple, dans Ori and the Blind Forest, m’être profondément attaché aux personnages dès la scène d’introduction, qui parvient in media res à magnifier la relation entre Ori et Naru, au point que l’on saisisse et que l’on éprouve la teneur de l’attachement qui les relie. On se rappellera également l’esthétique des jeux de Fumito Ueda (Ico,Shadow of the ColossusThe Last Guardian), dont l’expérience émotionnelle repose essentiellement sur le besoin de prendre soin de son partenaire. Qu’il s’agisse d’Ori ou d’Ico, la mise en adéquation des régimes émotionnels repose sur l’empathie – bien au-delà de la sympathie – que le jeu parvient à éveiller chez le joueur. Et c’est une sensation que j’apprécie beaucoup quand je joue.

Ori and the Blind Forest (Moon Studios, 2015)

À sa manière, c’est ce qu’a réussi Fire Emblem : Three Houses. Chaque personnage est profond, défini par une histoire spécifique qui se détricote au gré des efforts que l’on fournit pour apprendre à le connaître. Chacun est thématisé : mariage forcé, écologie, exil, fuite, famille recomposée, rêve de liberté et d’émancipation, vengeance, perte d’un proche… sont autant de sujets que l’on explore au fil de nos rencontres et de nos échanges. Ces thèmes correspondent à de potentiels vecteurs d’attachement selon les préoccupations éthiques, sociales et culturelles du joueur. En outre, leurs traits de caractère, leurs passions – proches des nôtres –, leurs dégoûts, leurs qualités et leurs défauts se révèlent au détour des dialogues et des quêtes annexes, qui sont comme des pièces de puzzle que l’on doit assembler pour apprendre à les connaître et qui nous rendent toujours plus curieux d’en découvrir davantage. Ils sont aussi imparfaits, et c’est ce qui les rend plus beau. Comme le rappelle Harrison G. Pink, dans la vie, les individus sont uniques, variés et faillibles : il faut donc autoriser les personnages à l’être aussi pour offrir aux joueurs plusieurs points d’accroche émotionnelle. Sans quoi, les personnages deviennent rapidement creux. De plus, les failles sont aussi ce qui leur confère une impression de réalité,  qui favorise l’attachement. Qui a joué à Baten Kaitos : Les Ailes éternelles et l’Océan perdu se rappelle du twist qui met à l’épreuve et renforce notre lien avec Kalas, le protagoniste, tandis que l’on incarne son ange gardien chargé de faire des choix et que l’on expérimente, à ses côtés, la rage, la rancœur et la trahison. Usant d’un processus narratif similaire, Fire Emblem : Three Houses vous propose d’incarner un professeur : vous êtes alors supposé prendre soin de vos élèves. Toutefois, le jeu parvient à dépasser le principe de la daddyfication en vous donnant la possibilité d’améliorer la relation qui vous lie à eux, à condition de fournir des efforts suffisants et d’opérer certains choix, au détriment d’autres, qui influeront sur le déroulement de l’histoire et le destin des protagonistes. Si, à ce niveau, des indicateurs permettent de quantifier le lien d’attachement entre l’avatar et les personnages, ce n’est évidemment pas le cas entre le joueur et les personnages. Et c’est à ce niveau que fonctionne à merveille le deuxième concept présenté par Harrison G. Pink : la balance pragmatique.

Baten Kaitos : Les Ailes éternelles et l’Océan perdu (Monolith Soft, tri-Crescendo, 2003)

La balance pragmatique : le cœur ou la raison ?

Dans Fire Emblem : Three Houses, vous devez tout d’abord choisir une maison (Cerfs d’or, Aigles de jais ou Lions de saphir), qui vous orientera vers certains embranchements narratifs et vous attribuera un groupe d’élèves bien défini. Vous pouvez toutefois recruter des personnages d’une autre maison, à condition d’améliorer la relation qu’ils partagent avec votre avatar et/ou de développer certaines compétences de ce dernier. Par exemple, si vous avez choisi les Cerfs d’or et que vous souhaitez recruter Sylvain des Lions de saphir, vous devez développer vos compétences « charme » et « magie » ; si vous voulez que Caspar des Aigles de jais vous rejoigne, ce sont les compétences « force » et « mêlée » qui doivent être augmentées. Si vous parvenez à recruter un personnage, ce dernier deviendra votre allié et vous pourrez en apprendre davantage sur son background et sur le lore du jeu. Toutefois, à un certain stade de l’aventure, les personnages non recrutés – mais que vous avez toutefois suivis dans la première partie du jeu – deviennent vos ennemis et vous êtes amenés à tuer certains d’entre eux. 

De manière générale, il est assez éprouvant, dans Fire Emblem : Three Houses, d’améliorer votre relation avec les différents personnages : le coût en temps est considérable (il faut parler régulièrement avec les personnages, prendre des notes, offrir des cadeaux, trouver des objets perdus, tester différents choix, etc.) et les choix à effectuer ne sont pas toujours aisés. Il sera donc particulièrement difficile de tous les recruter (je n’y suis parvenu qu’au bout de cinquante heures de jeu, juste avant la fin de la première partie) et on comprend rapidement qu’il est préférable de choisir assez vite quels personnages l’on souhaite recruter. Et c’est là que le jeu se montre très intéressant, car il impose au joueur d’évaluer ses critères de choix : est-ce que son affection pour certains personnages va primer, ou l’envie de monter l’armée la plus efficace et la plus équilibrée possible l’emportera-t-elle ? Ce choix est d’autant plus crucial si vous jouez en mode classique car la mort d’un personnage est permanente. Au-delà du niveau de relation entre l’avatar et les personnages, le joueur est amené, dans ce cas, à évaluer lui-même son niveau d’attachement envers les protagonistes. Ainsi fonctionne le principe de la balance pragmatique : il s’agit de la tension qui nait lorsque le joueur doit choisir entre les compétences qu’un personnage offre en soutien ou l’attachement qui le lie à un autre. Et la connexion émotionnelle est d’autant plus forte lorsqu’un choix pragmatique va à l’encontre d’un choix émotionnel. À ce sujet, Harrison G. Pink mentionne que dans les jeux épisodiques de la saga Walking Dead (Telltale Games, 2012), 80% des joueurs choisissent de privilégier les compétences plutôt que le lien. Il explique que pour que le principe de la balance pragmatique fonctionne, il faut que le joueur identifie clairement le potentiel mécanique de chaque personnage (ses compétences, par exemple) et qu’il passe assez de temps avec pour créer une connexion émotionnelle. Ce n’est qu’ensuite qu’il faut mettre ces deux éléments en tension. À ce niveau, Fire Emblem : Three Houses se montre malin car le jeu offre la possibilité de personnaliser les personnages choisis et les compétences qu’ils développeront, en les dotant néanmoins de potentiels et de points faibles à prendre en compte. De nombreux loot permettent également d’améliorer certaines facultés pour compenser d’éventuelles fragilités. Les protagonistes ne sont ainsi pas mécaniquement prédéterminés, ce qui laisse une place considérable pour l’attachement du joueur dans les choix que ce dernier est amené à opérer dans le jeu.

En multipliant les vecteurs d’attachement aux personnages, ainsi qu’en imposant au joueur de véritables choix qui influent sur le déroulement du récit et réévaluent régulièrement l’attachement qui le lie aux protagonistes du jeu, Fire Emblem : Three Houses est parvenu à créer une recette intéressante pour réfléchir aux modèles de liaison joueur-avatar-personnage. Ce billet a volontairement passé sous silence certains passages forts de l’histoire, que je vous invite à découvrir en jouant au jeu car ils utilisent habilement les concepts des régimes émotionnels et de la balance pragmatique, et leurs effets sur le joueur se révèlent puissants.

En bref

Les régimes émotionnels correspondent au niveau d’attachement qui, d’une part, lie le joueur aux personnages du jeu ; d’autre part, lie l’avatar aux personnages du jeu. Si le joueur et son avatar partagent des régimes émotionnels différents, l’écart rend difficiles la connexion affective et l’attachement entre le joueur et les personnages du jeu.

La balance pragmatique est la mise en tension qui nait lorsque le joueur doit choisir entre les compétences qu’un personnage offre en soutien ou l’attachement qui le lie à un autre personnage. La connexion émotionnelle est d’autant plus forte lorsqu’un choix pragmatique va à l’encontre d’un choix émotionnel.

Gaël Gilson