La nostalgie au coeur du game design

De manière générale, les médias participent à la construction d’une « mémoire culturelle », c’est-à-dire un ensemble de souvenirs du passé qui prennent sens pour les individus ancrés dans le présent. Ces souvenirs, loin d’être statiques, circulent à travers les interactions entre les hommes, les médias, les flux migratoires, les diasporas, etc. Les jeux vidéo contribuent à cette circulation : entre inspiration, reprise et réinvention, la mémoire culturelle vidéoludique est souvent revisitée par les créateurs, voire les joueurs eux-mêmes. Ces derniers se la réapproprient pour nous (re)proposer des jeux qui, bien que novateurs, ou du moins nouveaux, reprennent, pérennisent et transforment des codes qui nous raccrochent à des œuvres de notre passé de joueur. Manette en main, on se met alors à éprouver une impression de nostalgie, souvent nimbée de joie et d’ivresse.

Côté game design, les technostalgies et les skeuomorphes permettent, au creux des oeuvres vidéoludiques, d’insérer, par emprunt, imitation ou réinvention, des repères qui vont produire chez le joueur un effet de nostalgie.

Comment définir la nostalgie ? Dans le numéro 46 de la revue Recherches en communication, Katharina Niemeyer, professeure à l’Université du Québec à Montréal en École des médias, revient sur l’histoire de la notion. Elle explique que si ce sentiment apparait déjà dans l’Odyssée d’Homère, le mot, lui, pope en 1688, dans la thèse de médecine du Suisse Johannes Hofer, qu’il publie à 19 ans sous le titre Dissertatio curiosa-medica, de nostalgia, vulgo : Heimwehe oder Heimsehnsucht. Forgé à partir des termes grecs nostos (le retour) et algia (la douleur), c’est la première fois qu’est décrit le « mal du pays », que le thésard envisage comme un traumatisme qui touche particulièrement les mercenaires suisses partis combattre. Dès le 17è siècle, des « médi(a)caments » permettent d’apaiser les symptômes des nostalgiques : images, objets, sons et récits en tous genres donnaient aux « malades », malgré leur exil, la possibilité de retraverser le temps et l’espace. Et c’est leur imagination, stimulée par ces « médias » (l’accent du pays, une photographie, une chanson typique, etc.), qui « guérissait » le mal du pays. Ainsi d’abord reliée à l’espace et au déplacement, la nostalgie se définit plus tard dans sa dimension temporelle : une vague de philosophes, à l’instar de Kant, l’envisagera comme le désir d’être jeune à nouveau. Aujourd’hui, la nostalgie caractérise souvent les individus qui, en quête d’identité et au cœur d’une jungle sociale mondialisée, cherchent à qui et à quoi ils appartiennent, mais aussi celles et ceux qui ressentent comme un regret de quelque chose qui pourrait, ou aurait pu exister dans le futur.

La nostalgie du joueur

Ce que le joueur nostalgique recherche avant tout dans un jeu vidéo, c’est une trace de ses expériences vécues, un souvenir qui ressurgit du passé dans le présent et qui pourrait se reforger au gré de ses pérégrinations dans le nouvel univers vidéoludique qu’il explore. Nos collections, de l’étagère à goodies aux coffres à jeux rétro, en passant par la bibliothèque de magazines ou le meuble envahi par les consoles des anciennes générations, sont à ce titre comme une trajectoire de nos goûts. L’expérience nostalgique est ainsi forcément personnelle : bien qu’elle puisse être partagée, elle s’ancre originellement dans un passé singulier et déterminé, alimentant parfois nos rêves les plus fous de joueurs passionnés (en ce qui me concerne : un reboot de Baten Kaitos – ou la localisation, au moins, de sa préquelle –, un Zelda à la Paper Mario, une suite pour Skies of Arcadia ou pour StarFox Adventures, un nouveau Jet Force Gemini, une revisite de Vigilitante 8 ou de Wave Race, etc). 

Ce que le joueur nostalgique recherche dans un jeu vidéo, c’est une trace de ses expériences vidéoludiques vécues, un souvenir qui ressurgit du passé dans le présent et qui se reconstruit dans le nouveau monde qu’il explore. […] Parfois musées privés dont l’une des fonctions est de sauvegarder la mémoire vidéoludique, nos collections sont aussi des marqueurs de notre personnalité, un « bout » de nous et de notre histoire, une trace de nos connaissances du domaine.

Mais il ne faut pas se leurrer. La nostalgie a aussi un prix et l’industrie l’a bien compris : entre remakesreboots, portages et consoles virtuelles en tous genres, elle est l’objet d’une instrumentalisation économique qui éprouve le lien émotionnel qui unit un joueur à un jeu (ou à une saga) qu’il affectionne, quitte à saigner son portefeuille. Toutefois, si la restauration coûte cher, elle rend parfois le passé insipide car ne nous mentons pas : les souvenirs n’ont pas toujours la même saveur quand la casserole où ils mijotaient auparavant a été troquée ou abîmée. Ce qui nous manque, souvent, c’est le contexte. Personnellement, j’en ai un paquet en tête et dans le cœur, comme lorsque je jouais à Final Fantasy Crystal Chronicles ou à Tales of Symphonia avec mon petit frère, quand ma maman devait me passer les niveaux aquatiques dans Super Mario 64 parce que j’avais peur de me noyer, quand j’échangeais des Pokémon dans la cour de récré avec les copains de l’école, épaule contre épaule, nos Gameboy reliées par le fameux câble Link. Parfois musées privés dont l’une des fonctions est de sauvegarder la mémoire vidéoludique, nos collections sont aussi des marqueurs de notre personnalité, un « bout » de nous et de notre histoire, une trace de nos connaissances du domaine.

La restauration a évidemment du bon : les joueurs des nouvelles générations peuvent ainsi découvrir les ancêtres vidéoludiques qui ont largement influencé la nouvelle production. Franchement, qui ne serait pas excité à l’idée d’essayer le premier jeu vidéo de l’histoire, la première adaptation Disney, le premier open world, l’ancêtre du platformer, le pionnier du tour par tour, etc. ? Par ailleurs, la nostalgie est fondamentalement sociale : elle structure et anime de nombreuses communautés de joueurs autour du plaisir de redécouvrir les jeux (et les machines) de notre jeunesse, ce que démontrent notamment les chaînes Youtube ou Twitch dédiées au rétrogaming.

Comment susciter un effet de nostalgie chez le joueur?

Pour répondre à cette question, nous pouvons nous saisir du concept de technostalgie que Katharina Niemeyer emprunte à Tim van der Heijden, chercheur en histoire des médias. Il existe deux formes de technostalgie :

  • Soit on utilise une technologie ancienne au temps présent, notamment pour exploiter leurs aspects esthétiques et leurs contraintes techniques en respectant une certaine charte d’authenticité (ce qui reviendrait, par exemple, à développer un jeu pour la Megadrive, comme ça a été le cas avec le génialissime Pier Solar and the Great Architects) – c’est la technostalgie-exploitation ;
  • Soit, on rejoue les codes du passé, pour imiter leurs aspects esthétiques (ce qu’incarne par excellence la vogue du pixel art) et/ou techniques (une bonne vieille recette éprouvée de combat au tour par tour) – c’est la technolstalgie-imitation.

Ce sont là deux procédés, particulièrement actifs depuis l’engouement pour le rétrogaming, qui permettent de faire du jeu vidéo un « objet de souvenir », entre réminiscence d’une génération et/ou hommage à une œuvre vidéoludique qui a marqué son temps.

Hommage à l’époque 16-bit, Pier Solar and the Great Architects est un RPG sorti en 2010 sur Megadrive, qui a été développé par le studio Watermelon. Vous y suivez le voyage de trois héros, Alina, Edessot et Hoston, partis chercher des herbes magiques pour guérir le père de ce dernier

En complément à ces deux procédés, Katharina Niemeyer évoque les skeuomorphes. Il s’agit, à la base, d’ornements qui ne sont aujourd’hui plus nécessaires mais qui sont toujours reproduits. Les skeuomorphes répondent à la désirabilité sociale ou au réconfort psychologique. On peut penser à un objet en plastique qui imiterait la texture du bois ou du métal : ça fait chic dans les toilettes et c’est moins cher à l’achat (quoique…). Dans le domaine numérique, il s’agit d’emprunts ou d’imitations d’une esthétique particulière : par exemple, un logiciel d’écoute musicale qui imite le design d’une radio comme, à la bonne époque, CoinsHifi ou Quintessential Player.

CoinsHifi
Quintessential Player

L’un des premiers avantages des skeuomorphes est de suggérer à l’utilisateur des affordances. L’affordance, c’est la capacité d’un objet ou d’un système à suggérer son utilisation. Les skeuomorphes répondent à des acquis (on sait par exemple, dans une interface musicale, que le triangle symbolise « play » et le carré « stop » ; que, sur l’écran de notre ordinateur, la corbeille permet de jeter des fichiers inutiles, etc.) et peuvent ainsi faciliter l’utilisation des objets manipulés. Les skeuomorphes peuvent toutefois engendrer une charge cognitive inutile avec des agréments visuels peut-être beaux mais peu fonctionnels ; c’est d’ailleurs pour cette raison que ce type d’interface a tendance à être abandonné depuis quelques années. 

Certains objets, comme ce téléphone « vintage », combinent technostalgie et skeuomorphe : ici, il s’agit d’un téléphone qui imite l’aspect esthétique des anciens appareils (technostalgie-imitation) pour évoquer, par ses ornements et la façon de composer les numéros, le passé (skeuomorphe). Demandez toutefois à un enfant qui n’a jamais vu un tel engin d’appeler un copain ou une copine, et vous verrez qu’il n’en maitrise pas forcément les codes de manipulation.

Certains codes du jeu vidéo sont vieux comme le monde. Croix pour sauter, l’eau efficace contre le feu, le bloc à pousser, le poison qui fait perdre des points de vie à chaque tour, la quête Fedex, etc., sont presque devenus des normes qui, bien que prenant des formes nouvelles (ces dernières devenant des skeuomorphes fonctionnels), restent empruntées à une série de jeux primitifs qui font battre le cœur de la mémoire culturelle vidéoludique et qui, surtout, mobilisent ce que nous avons appris d’un jeu à l’autre, d’une génération vidéoludique à une autre. Le skeuomorphisme participe donc, chez les joueurs, à la construction d’une encyclopédie leur permettant d’apprendre et d’incorporer des codes qui balisent la culture des jeux vidéo. Les skeuomorphes peuvent également être esthétiques : pensez au bon vieux filtre sépia qui donne à vos photos Instagram un look vintage. Le pixel art est une façon de jouer sur la corde nostalgique des joueurs. Et en mêlant l’ancien et le contemporain, des productions comme Octopath Traveler rassemblent des vieux de la veille, touchent de nouveaux publics, honorent le passé tout en faisant vibrer l’actualité éditoriale.

Octopath Traveler est un JRPG à la fois old school et novateur. Loin de baigner dans une nostalgie désincarnée, le jeu donne un nouveau souffle à la vogue du pixel art.

Côté game design, ces stratégies (technostalgies et skeuomorphes) permettent donc, au creux des œuvres vidéoludiques, d’insérer, par emprunt, imitation ou réinvention, des repères qui vont produire chez le joueur un effet de nostalgie. Toutefois, ces repères doivent rester accessibles : si les technostalgies ou les skeuomorphes sont difficiles à décoder, l’effet recherché risque d’échouer. L’easter egg peut également être un bon moyen de rendre l’accès à ces stratégies ludique en mettant le joueur en quête des fonctions cachées au sein du jeu et des clins d’œil adressés au passé.

Véritable cadeau des développeurs, une référence à NieR : Automata est cachée dans l’excellent Dead Cells.

Fell Seal : Arbiter’s mark

Cette présentation m’amène enfin à vous parler de Fell Seal : Arbiter’s mark. Ce tactical RPG, sorti en 2018, a été développé par le studio indépendant 6 eyes, géré par Pierre et Christina Leclerc. Ces derniers ont notamment travaillé pour le studio Archcraft, à qui l’on doit Black Sigil : Blade of the Exiled sur Nintendo DS et où l’on peut d’ailleurs recruter dans Fell Seal le héros, Kairu). La vocation du couple est de créer des titres fun en 2D, qui allient des outils de conception modernes à des recettes classiques. Le pitch nous propulse sur le continent de Teora, qui fut dévasté quelques siècles plus tôt par la Gueule, une bête démoniaque que des Immortels, aux mystérieux pouvoirs, sont parvenus à maîtriser. Pour éviter que le scénario ne se répète, ces Immortels ont formé un Conseil dont la mission est d’assurer la paix et la pérennité du monde. Pour superviser Teora et parce que ces Immortels ne sont pas assez nombreux, ils comptent sur les Arbitres, qui ont pour mission de protéger les habitants et de gérer les conflits, traquant monstres, bandits et traîtres en tous genres. Kyrie est l’une de ces arbitres et c’est son histoire (et celle de ses compagnons d’armes) que nous suivons : consciente de la corruption qui règne au sein de son ordre, elle va devoir faire face à la nouvelle menace qui pèse sur Teora, tout en rétablissant le sens perdu de la justice.

L’introduction à l’un des premiers combats du jeu, dont le point de vue rappelle celui de Final Fantasy Tactics.

Le classicisme de la structure narrative de Fell Seal, presque archétypique, est très vite rattrapé par des thèmes matures dont le traitement constitue une fable intéressante sur le sens du devoir et les dérives du pouvoir. Ponctués de quelques touches d’humour bienvenues, plusieurs twists shakespeariens ne manquent pas de rappeler la puissance narrative de Final Fantasy Tactics, premier du nom. Les deux jeux ont d’ailleurs comme point commun de laisser les ambitions politiques et sociales de leurs récits se laisser grignoter par l’avènement de la magie et de l’occulte, sans pour autant altérer la qualité de leurs histoires. 

Pour l’anecdote, je suis tombé sur ce jeu en recherchant si une adaptation de Final Fantasy Tactics (la version Advance ayant toute mon affection) était prévue dans le catalogue. Plusieurs blogs épinglaient Fell Seal : Arbiter’s mark comme son digne successeur et le confinement a été l’occasion de me plonger une bonne cinquantaine d’heures dans le titre, switch en main. L’impression de familiarité s’installe en quelques instants : outre des mécaniques de jeu similaires, le motif de l’arbitre dans FSAM apparait rapidement comme un clin d’œil assumé à FFTA : dans ce dernier, des juges imposent pour chaque combat une ou plusieurs lois (ne pas utiliser de magie, n’utiliser que des armes de jet, etc.) qui, sous peine de sanctions, contraignent le gameplay de certaines batailles.

La nostalgie vient peut-être de ce sentiment de puissance que j’ai éprouvé en jouant, comme si mon expérience de Fell Seal : Arbiter’s Mark, en maîtrisant la partition de ses mécaniques, me prouvait que j’avais acquis et dompté les codes du genre. Une sorte de consécration dans ma carrière de joueur.

Au fil des premières sessions de jeu, force est de constater que Fell Seal  s’échafaude, tant dans son esthétique que dans son gameplay et sa narration, en charpentant plusieurs skeuomorphes fabriqués à partir de l’essence de ses aînés (auxquels il faut ajouter Tactics Ogres). Toutefois, il parvient à plusieurs égards à s’en émanciper et donne au genre ses lettres de noblesse. Au gré d’une cinquantaine de combats, dont certains sont facultatifs, les mécaniques de jeu nous invitent à gérer une troupe de guerriers que nous déployons dans des combats tactiques qui ne manquent pas de challenge. Il est possible d’attribuer à chaque personnage une classe spécifique (mercenaire, artilleur, sorcier, médecin de la peste, etc.) qui influence sa progression statistique, ses compétences passives (que l’on peut lui réattribuer même s’il change de classe) et les talents qu’il va acquérir. Certaines classes ne sont accessibles qu’à condition d’avoir progressé dans d’autres classes (quelques-unes restent secrètes), et chaque personnage peut profiter, en combat, des talents qu’il a acquis dans une autre sous-classe de notre choix. Il faut dès lors bien réfléchir pour personnaliser notre équipe en vue d’affronter les situations diverses qui se présentent à nous. En outre, une série d’objets, que l’on peut débloquer et améliorer au fil de l’aventure, peuvent être consommés et se rechargent d’un combat à l’autre. Plusieurs choix de difficultés nous sont offerts, adressant le jeu aussi bien aux néophytes qu’aux habitués du genre. La mort d’un personnage n’est pas permanente ; toutefois, en cas de KO, il recevra une blessure (un emprunt à la série vidéoludique XCOM) qui le rendra moins performant dans les futures batailles, sauf si on le laisse se reposer le temps d’une nouvelle expédition. Bien que la plupart des batailles nous demande d’annihiler tous les ennemis, certaines variations imposeront de protéger un personnage particulier, de nous abriter de la menace ou de vaincre le chef du clan adverse. 

La plupart des classes sont vraiment amusantes à jouer et permettent de varier le gameplay du jeu.

Comment expliquer l’effet de nostalgie qui se dégage du jeu et qui en fait la saveur ? C’est évidemment une réponse personnelle, un écho aux heures merveilleuses que j’ai passées sur Final Fantasy Tactics Advance : le temps consacré dans Fell Seal : Arbiter’s mark à préparer ma troupe, à l’entraîner et à l’emmener batailler m’a rappelé les belles journées d’été que j’avais consumées du haut de mes 13 ans, à apprivoiser les codes d’un genre pour lequel je me suis ensuite passionné (notamment via des sagas comme Fire Emblem). J’ai ainsi retrouvé dans FSAM le plaisir de dorloter mes personnages pour surmonter les affrontements qui faisaient obstacle à ma progression, cherchant par moi-même les meilleures combinaisons possibles tandis qu’ado, j’avais tendance à compulser les guides pour optimiser mes performances. J’ai ressenti à nouveau la tension de l’effet que mes décisions (relevant parfois du dilemme), prises en dehors du champ de bataille lors des phases consacrées à la préparation de mes troupes, avaient sur l’issue des combats. Comme il était autant grisant d’anéantir les troupes ennemies en quelques tours qu’il était frustrant de succomber aux assauts adverses pour lesquels, malgré mon investissement certain, je n’étais pas encore prêt! Ainsi, d’une certaine façon, la nostalgie vient peut-être de ce sentiment de puissance que j’ai éprouvé en jouant, comme si mon expérience de FSAM, en maîtrisant la partition de ses mécaniques, me prouvait que j’avais acquis et dompté les codes du genre. Une sorte de consécration dans ma carrière de joueur.

En outre, le cœur du game design de FSAM a bien saisi et repris la quintessence qui fait la qualité de ses aînés : l’expérience du joueur qui nait de l’amusement, lui-même nourri par le plaisir de la découverte et de l’expérimentation de combinaisons plus ou moins subtiles de styles de jeu, qui permettent de ravager le champ de bataille… ou pas. Un sentiment intense, un bonheur presque enfantin, que j’ai ressenti après avoir enfin vaincu, à bon niveau de difficulté, un boss qui me barrait la route quelques heures plus tôt.

Un combat de boss particulièrement épique.

L’hybridation des personnages, l’une des plus permissive que j’aie pu expérimenter dans un titre du genre, contribue au sentiment de dominer le jeu : les personnages ne souffrent pas d’une progression prédéterminée, ce qui augmente les enjeux du temps consacré à former nos guerriers et qui participe à l’attachement qui nous lie à eux. Je dois tout de même avouer que je suis un joueur qui se lasse vite. Toutefois, dans FSAM, la préparation n’a rien d’ennuyeux et ne souffre pas d’un effet de lassitude ou de répétition : les patrouilles nous permettent de rejouer les niveaux réussis, tout en nous proposant de nouveaux adversaires, plus forts et organisés différemment, ce qui nous invite à revoir nos stratégies, à nous parfaire et à nous adapter.

La voie (et la voix) de la nostalgie semble être un moyen intéressant pour fabriquer du discours autour des jeux vidéo. Assumant et révélant la subjectivité de celui ou celle qui l’évoque, elle raccroche chaque jeu à un réseau d’oeuvres qui permet de saisir la trajectoire de son identité de joueur, de ses goûts et de ses expériences. Une façon aussi, peut-être, de construire une généalogie du coeur.

FSAM est aussi un jeu qui a de l’âme. On le ressent notamment dans la dissonance graphique entre l’esthétique technolstalgique du titre – du pixel art 2D en haute définition qui rappelle FFTA (tout comme la configuration de la caméra) – et les portraits des personnages qui semblent peints à la main. Bien que perturbant au départ, l’écart évoque très rapidement les goûts et le talent de Christina Leclerc et permet au titre de construire son identité bien à lui. 

Ainsi Fell Seal : Arbiter’s mark est définitivement un jeu qui a été fabriqué avec le cœur. Par le prisme des technostalgies et des skeuomorphes qui, au cœur de son game design, le rattachent à ses aînés, le titre nous ramène plus d’une décennie en arrière, tout en dominant une partition passéiste mais moderne, qui l’émancipe de ses influences. Pour qui peut s’y raccrocher et les décoder, ces procédés sont autant de repères qui créent un effet de nostalgie, conférant au titre une saveur particulière, qui nous rend à la fois tristes et heureux de le quitter. Par ailleurs, la voie (et la voix) de la nostalgie semble être un moyen intéressant pour fabriquer du discours autour des jeux vidéo. Assumant et révélant la subjectivité de celui ou celle qui l’évoque, elle raccroche chaque jeu à un réseau d’œuvres qui permet de saisir la trajectoire de son identité de joueur, de ses goûts et de ses expériences. Une façon aussi, peut-être, de construire une généalogie vidéoludique du cœur. 

Gaël Gilson

Pour aller plus loin :

  • Le numéro 46 de la revue Recherches en Communication : Du rétro au néo, entre nostalgie et réinvention. Discours, objets, usages dans les cultures médiatiques contemporaines (dirigé par Sébastien Fevry, Sarah Sepulchre et Marie Vanoost. En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/issue/view/3333.
  • Heijden, van der, T. (2015). Technostalgia of the Present: From Technologies of Memory to a Memory of Technologies. European Journal of Media Studies, 4 (2), pp. 103-121.
  • Niemeyer, K. (2018). Du mal du pays aux nostalgies numériques. Réflexions sur les liens entre nostalgie, nouvelles technologies et médias. Recherches en communication, 46. En ligne :https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/article/view/47213.
  • Urbas, B. (2018). De l’étagère à l’écran : Les objets du jeu vidéo vintage sur YouTube. Recherches en communication, 46. En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/article/view/47553.

Si vous souhaitez organiser un atelier de travail ou une conférence sur ce sujet, n’hésitez pas à me contacter.

Concrete Genie : (ré)habiter l’espace du jeu

J’ai toujours éprouvé beaucoup de plaisir à explorer des jeux qui me donnent l’impression d’habiter leur espace, comme si j’étais une infime part de leur univers et que j’avais le pouvoir de façonner celui-ci. C’est là un sentiment que j’ai ressenti en jouant à Zelda : Breath of the Wild (Nintendo, 2017) ou encore à Stardew Valley (Éric Barone, 2016), et plus récemment à Concrete Genie, le deuxième jeu du studio PixelOpus, sorti en octobre 2019.

Bienvenue à Denska

Dans Concrete Genie, nous épousons le point de vue de Ash, un jeune garçon solitaire qui gribouille des croquis en tous genres face à une mer croupie. Entre créatures fantasques et motifs variés, ses dessins de la ville portuaire de Denska rappellent la période à présent révolue où le lieu florissait. Les rires, les jeux d’enfants, le cristallin de l’eau, le sable chaud et la prospérité sont un lointain souvenir : aujourd’hui, le lieu a été déserté ; il est devenu un terrain de jeu pour délinquants, gangréné par un déversement de pétrole et envahi par les ténèbres.

C’est alors qu’une bande de garnements confisque le carnet de Ash et le déchire. Tandis que les pages s’éparpillent dans toute la ville, le gang harceleur enferme notre avatar dans un vieux téléphérique et nous envoie vers un phare en hauteur, réputé pour être hanté. En explorant l’endroit, nous découvrons un étrange pinceau magique, qui nous confère le pouvoir de donner vie aux motifs et aux créatures de notre carnet, à condition d’en avoir retrouvé les pages éparses. Nous y faisons également la connaissance de Luna, génie matriarche imaginée par Ash, qui nous demande de sauver la ville de la perdition. Comment ? En chassant les ténèbres et en lui redonnant des couleurs grâce à notre imagination. La créativité comme pouvoir, le jeune Ash – dont le prénom est le diminutif d’Ashwin Kumar, vfx artiste qui a suggéré l’idée d’un garçon combattant les brutes par son imagination – puisera donc dans les talents du joueur pour peindre les murs de la ville et dessiner des génies qui l’aideront à résoudre des puzzles.

De ruelles en venelles, à travers les toits des maisons, en passant par les docks ou les égouts, nous parcourons ainsi Denska en donnant vie à des génies iridescents que l’on peut personnaliser à l’envi. Grâce à la fonction gyroscopique, le jeu associe le geste au message : on utilise la manette comme un pinceau pour tracer la forme de nos génies et imbriquer nos motifs pour transformer les artères abîmées et polluées de la ville en fresques chatoyantes, qui sont autant de traces que l’on laisse dans l’instance du jeu et qui nous ancrent en son creux. Les possibilités de personnalisation s’étoffent selon le nombre de pages que l’on retrouve au gré de nos pérégrinations, nous invitant à revenir régulièrement parachever nos toiles urbaines.

Ces génies auxquels nous donnons vie, ce sont un peu les amis qu’on aurait aimé avoir dans la vie pour combler notre solitude et se consoler des sempiternelles brimades des fripouilles qui nous poursuivent et saccagent nos créations. On peut interagir et jouer avec eux, les cajoler, ou leur décrocher un sourire en leur offrant un dessin. À certains moments, nous devons répondre à leurs demandes pour résoudre les énigmes qui ponctuent notre quête, grâce aux pouvoirs que chaque type de génie nous confère. En leur donnant corps et âme, une connexion émotionnelle nous attache à ces créatures gribouillées que l’on apprivoise et qui dégagent une forte impression de vivant. 

Notre créativité n’est jamais punie ou récompensée : elle est une clé et met l’art à la portée de tous, sans discriminer les talents du joueur. Tant dans leur forme que dans leurs combinaisons possibles, les motifs à notre disposition rappellent l’enfance, mêlent le beau et l’étrange, le doux et le mélancolique. Ils représentent essentiellement des décors naturels et deviennent ainsi des outils pour fleurir par l’art une ville morose qui manque cruellement de végétation et d’oxygène. Ce faisant, Denska se fait la métaphore même de l’imagination, abîmée et délaissée par le monde adulte mais qu’une jeunesse écorchée, par le truchement de notre avatar, souhaite revivifier quand bien même la délinquance la saccage.

Les délinquants – Janie, Chuck, Beatrice, Froggy et Zack – sont sauvages et bruyants. Ils refusent l’autorité, salissent, cassent, et détériorent nos œuvres d’art. Ils refusent le beau et ne s’expriment que par la violence. Ils nous pourchassent et nous harcèlent ; leur cohésion repose sur la croyance qu’il vaut mieux être suiveur que harcelé, témoin que victime. Toutefois, le jeu ne sombre pas dans un manichéisme lassant, qui ferait de ces gougnafes de misérables truands : notre pinceau nous octroie le pouvoir d’entrer dans les souvenirs de chaque garnement qui nous touche, et d’explorer ainsi les racines de leur violence. Mais le passé n’excuse pas tout : ce sont les nouveaux liens émotionnels que l’on construit avec eux qui leur permettent de se reconstruire et de contribuer à sauver leur ville pour en faire à nouveau un espace de jeu. 

Malgré la solitude omniprésente qui émane du récit, une impression de présence imprègne toute notre trajectoire dans le jeu. Cette impression provient, d’une part, des créatures fantastiques qui semblent veiller inlassablement sur nous et avec lesquelles on peut constamment interagir ; d’autre part, du sentiment d’être présent à l’intérieur du jeu, en donnant constamment de nous dans la réfection de la ville qui devient notre œuvre.

Denska, mon habitat ?

Habiter l’espace d’un jeu suppose de pouvoir le façonner et l’aménager, en y insérant des objets et du vécu qui nous font sens. Tous les jeux n’offrent donc pas la possibilité de faire l’expérience d’une impression d’ « habiter », puisque cette dernière – et les pratiques des joueurs qui lui sont associées – est conditionnée par les actions autorisées par le jeu et son système technique. Ces actions nous permettent de composer plus ou moins librement avec l’espace vidéoludique, voire de le modifier, de s’y sentir l’habiter. 

Les figures de l’habiter dans un jeu vidéo ont été théorisées par Jean-François Lucas, qui a consacré sa thèse à cette question. Il définit notamment l’habitant-aménageur comme un joueur qui agit sur l’espace vidéoludique, en l’agençant ou en l’habillant de décors en tous genres. L’habitant-aménageur construit ainsi dans le jeu un univers d’expériences singulier qui contribue à l’atmosphère qui s’en dégage. D’une certaine manière, Concrete Genie fait de nous des joueurs-aménageurs : nous colorons et peignons la ville de Denska ; nous la réinventons en lui conférant une atmosphère qui la répare et la soigne des ténèbres qui la gangrènent. Bien que notre chair reste à l’extérieur du jeu, nos gestes peignent à l’intérieur de son espace. Notre avatar est ainsi bien plus qu’une coquille vide que nous investissons : il devient notre outil d’expression et d’aménagement du lieu. Et en nous donnant la possibilité d’habiter Denska, le jeu nous offre le pouvoir de la rendre à nouveau habitable pour ceux qui l’ont désertée. À ce titre, l’une des forces de Concrete Genie est de parvenir à s’émanciper des traditionnels outils en game design qui favorisent l’impression d’habiter l’espace du jeu (réglages des propriétés et des possessions dans le jeu, de la personnalisation de l’avatar, des sociabilités…), pour nous offrir une expérience poétique et esthétique où se déploie notre pouvoir d’intervention dans une œuvre vidéoludique.

« L’imagination a le pouvoir de résoudre les problèmes et de rêver d’autres mondes », peut-on lire dans l’introduction de l’ouvrage The Art of Concrete Genie, signé par le studio. En marge du concept du jeu, le potentiel communicatif de ses mécaniques et ses messages doux-amers s’inscrivent dans une poétique urbaine qui donne à chaque joueur, manette-pinceau en main, la possibilité de recréer sa propre Denska, et qui tisse ainsi un engagement timide mais assumé.

Gaël Gilson

Pour aller plus loin :

PixelOpus (2019). The Art of Concrete Genie, Milwaukie : Dark Horse Books.

Lucas, J.-F. (2018). Les figures de l’habitant dans les mondes virtuels. Sciences du jeu, 10 [en ligne]. URL : https://journals.openedition.org/sdj/1353.

L’attachement aux personnages vidéoludiques

Depuis que j’ai commencé ma thèse, j’ai la fâcheuse habitude de questionner les jeux auxquels je joue. Et lorsque mon expérience prend trop l’allure d’un exercice d’analyse, je dois avouer qu’une certaine lassitude s’installe, et que le jeu – qui devient du travail – finit par m’ennuyer. Toutefois, après avoir plié une quinzaine de chapitres de Fire Emblem : Three Houses, dernier opus d’une saga que j’affectionne particulièrement, je m’étonne devant le compteur : déjà plus de soixante heures se sont égrenées, et je n’ai pas la moindre envie de passer à autre chose. Ce qui me retient à ce jeu ? Ses personnages, et l’attachement qui me lie à eux.

Dans la vie de tous les jours, il est difficile de tricher avec les émotions : créer des liens avec des inconnus, les apprivoiser, devenir amis ou s’amouracher, tout ça prend du temps et il est impossible de raccourcir ces différents processus (tout au mieux pouvons-nous faire semblant). C’est pareil dans le jeu vidéo : créer du lien entre le joueur et des personnages demande aussi du temps ; la connexion émotionnelle n’est pas immédiate. Plusieurs techniques ont toutefois été tentées par des auteurs de jeux pour forcer cette connexion, ou tout du moins la conditionner, en jouant sur des cordes émotionnelles universelles et familières aux joueurs. On peut, par exemple, citer le principe théorique de la daddyfication : puisque, a priori, les individus prennent soin de leur famille, si le jeu raconte une histoire qui met en scène une famille (comme Amicia et Hugo dans A Plague Tale : Innocence ou Kratos et Ateus dans God of War), alors le joueur s’attachera à ses personnages et en prendra soin. Évidemment, ce procédé, qui relève du syllogisme, ne fonctionne pas (toujours) car le jeu étant du jeu, ce n’est pas parce que le joueur est supposé éprouver ce lien que ce dernier se déploiera d’emblée. Et puis rien ne nous empêche d’envoyer notre cher avatar se faire rosser l’arrière-train quand une lubie nous prend.

Le gameplay peut aussi créer une impression « d’être en famille ». Je pense notamment à Naia et à Naiee dans Brothers : A Tale of Two Sons : leurs interactions montrent en permanence leur relation fraternelle et l’attachement qui les lie. Plus spécifiquement, il revient au joueur de les guider simultanément tout au long de leur périple et ce, avec une seule manette de jeu : le stick et la gâchette gauches permettent de diriger l’aîné tandis que la zone droite du périphérique pilote le cadet. La jouabilité asymétrique impose ainsi un effort de coordination – représentatif du lien de fraternité qui les unit – pour parvenir à manœuvrer les personnages à travers les obstacles : par exemple, pour franchir une paroi en hauteur, Naia doit hisser son petit frère tandis que ce dernier peut se faufiler dans des espaces étroits pour lui débloquer le passage. 

Brothers : A Tale of Two Sons (Starbreeze Studios, 2013)

Néanmoins, ce que la narration et le gameplay n’offrent pas d’emblée au joueur, c’est un lot d’expériences partagées et du temps déjà passé avec les personnages – sauf, peut-être, dans le cas d’un nouvel opus d’une saga que l’on affectionne et où l’on retrouve les mêmes protagonistes. L’histoire racontée et les mécaniques de jeu ne sont alors que des descripteurs de la relation qui unit les personnages, et celle qui les relie au joueur est, à l’origine, inconsistante. Comment, alors, projeter cette connexion émotionnelle chez le joueur et créer un lien d’attachement aux personnages ?

J’ai trouvé quelques éléments de réponse dans une communication de Harrison G. Pink, qui a travaillé pour Telltale Games puis Hanger 13 Games, et qui est actuellement senior designer à Blizzard. Il présentait à la GDC ses réflexions sur l’attachement du joueur au personnage vidéoludique. Son intervention mettait en avant deux concepts intéressants : les régimes émotionnels et la balance pragmatique. Regardons-les de plus près.

Les régimes émotionnels : l’attachement à plusieurs vitesses

Le concept des régimes émotionnels est très simple à comprendre. Imaginons : dans un jeu, notre avatar X rencontre un personnage Y qui lui est inconnu, puis en tombe amoureux selon les dictats du scénario. Pour que la projection émotionnelle ait lieu chez le joueur, il faut créer ce même lien entre lui et Y. Autrement dit, le joueur devrait, d’une certaine façon, « tomber amoureux » d’Y. Or, si la relation entre X et Y peut évoluer très vite dans le jeu (puisqu’elle est régie par des lignes de code), ce n’est pas le cas avec le joueur : dès lors, ce dernier et son avatar se retrouvent dans des régimes émotionnels différents et l’écart rend la connexion affective et l’attachement difficiles. 

Dans sa communication, Harrison G. Pink explique que la connexion émotionnelle entre joueur et personnage(s) prend du temps à se créer et, qu’en plus, ce temps est unique à chaque joueur, puisque chacun est singulier. Il faut dès lors laisser un espace suffisant au joueur pour l’autoriser à rencontrer, à découvrir, à apprivoiser un personnage, puis à s’en rapprocher. Passer du temps avec un personnage ne suffit toutefois pas à créer la relation : il faut que le joueur vive à ses côtés des expériences partagées. L’un des objectifs ultimes, et difficilement atteignable, est que le joueur partage le même régime émotionnel que son personnage, au point d’en oublier qu’il est son avatar. Ce travail implique de créer des conditions de jeu plus complexes et subtiles que les binômes mourir vs. survivre, gagner vs. perdre, etc., afin de permettre au joueur d’expérimenter une variété de gammes susceptibles de le toucher. Je ne peux, ici, m’empêcher de mentionner Stardew Valley, un de mes coups de cœur vidéoludiques : en jouant, j’ai très vite considéré ses personnages, qui me sont devenus familiers au fil des saisons et de la kyrielle d’interactions qui nous font les apprivoiser, comme des individus, avec chacun et chacune sa profondeur, sa singularité, sa personnalité et ses failles. Certains donnaient l’envie de tomber amoureux dans le jeu, de plaire, de s’engager davantage pour découvrir leurs secrets et gagner leur confiance. Par ailleurs, ils ne se dévoilaient jamais entièrement : il restait, dans leur construction, de nombreux vides que j’étais invité à combler moi-même et qui correspondaient à autant d’espaces possibles pour écrire ma propre histoire. Au fil des semaines, j’étais parvenu à oublier que la relation qui me liait à eux était quantitative, mesurée par des algorithmes qui ponctuaient mes choix et mes actions dans le jeu.

Stardew Valley (Eric Barone, 2016)

L’attachement aux personnages vidéoludiques, c’est un travail également esthétique, qui passe par la poésie des pixels, des sons et des animations : je me souviens, par exemple, dans Ori and the Blind Forest, m’être profondément attaché aux personnages dès la scène d’introduction, qui parvient in media res à magnifier la relation entre Ori et Naru, au point que l’on saisisse et que l’on éprouve la teneur de l’attachement qui les relie. On se rappellera également l’esthétique des jeux de Fumito Ueda (Ico,Shadow of the ColossusThe Last Guardian), dont l’expérience émotionnelle repose essentiellement sur le besoin de prendre soin de son partenaire. Qu’il s’agisse d’Ori ou d’Ico, la mise en adéquation des régimes émotionnels repose sur l’empathie – bien au-delà de la sympathie – que le jeu parvient à éveiller chez le joueur. Et c’est une sensation que j’apprécie beaucoup quand je joue.

Ori and the Blind Forest (Moon Studios, 2015)

À sa manière, c’est ce qu’a réussi Fire Emblem : Three Houses. Chaque personnage est profond, défini par une histoire spécifique qui se détricote au gré des efforts que l’on fournit pour apprendre à le connaître. Chacun est thématisé : mariage forcé, écologie, exil, fuite, famille recomposée, rêve de liberté et d’émancipation, vengeance, perte d’un proche… sont autant de sujets que l’on explore au fil de nos rencontres et de nos échanges. Ces thèmes correspondent à de potentiels vecteurs d’attachement selon les préoccupations éthiques, sociales et culturelles du joueur. En outre, leurs traits de caractère, leurs passions – proches des nôtres –, leurs dégoûts, leurs qualités et leurs défauts se révèlent au détour des dialogues et des quêtes annexes, qui sont comme des pièces de puzzle que l’on doit assembler pour apprendre à les connaître et qui nous rendent toujours plus curieux d’en découvrir davantage. Ils sont aussi imparfaits, et c’est ce qui les rend plus beau. Comme le rappelle Harrison G. Pink, dans la vie, les individus sont uniques, variés et faillibles : il faut donc autoriser les personnages à l’être aussi pour offrir aux joueurs plusieurs points d’accroche émotionnelle. Sans quoi, les personnages deviennent rapidement creux. De plus, les failles sont aussi ce qui leur confère une impression de réalité,  qui favorise l’attachement. Qui a joué à Baten Kaitos : Les Ailes éternelles et l’Océan perdu se rappelle du twist qui met à l’épreuve et renforce notre lien avec Kalas, le protagoniste, tandis que l’on incarne son ange gardien chargé de faire des choix et que l’on expérimente, à ses côtés, la rage, la rancœur et la trahison. Usant d’un processus narratif similaire, Fire Emblem : Three Houses vous propose d’incarner un professeur : vous êtes alors supposé prendre soin de vos élèves. Toutefois, le jeu parvient à dépasser le principe de la daddyfication en vous donnant la possibilité d’améliorer la relation qui vous lie à eux, à condition de fournir des efforts suffisants et d’opérer certains choix, au détriment d’autres, qui influeront sur le déroulement de l’histoire et le destin des protagonistes. Si, à ce niveau, des indicateurs permettent de quantifier le lien d’attachement entre l’avatar et les personnages, ce n’est évidemment pas le cas entre le joueur et les personnages. Et c’est à ce niveau que fonctionne à merveille le deuxième concept présenté par Harrison G. Pink : la balance pragmatique.

Baten Kaitos : Les Ailes éternelles et l’Océan perdu (Monolith Soft, tri-Crescendo, 2003)

La balance pragmatique : le cœur ou la raison ?

Dans Fire Emblem : Three Houses, vous devez tout d’abord choisir une maison (Cerfs d’or, Aigles de jais ou Lions de saphir), qui vous orientera vers certains embranchements narratifs et vous attribuera un groupe d’élèves bien défini. Vous pouvez toutefois recruter des personnages d’une autre maison, à condition d’améliorer la relation qu’ils partagent avec votre avatar et/ou de développer certaines compétences de ce dernier. Par exemple, si vous avez choisi les Cerfs d’or et que vous souhaitez recruter Sylvain des Lions de saphir, vous devez développer vos compétences « charme » et « magie » ; si vous voulez que Caspar des Aigles de jais vous rejoigne, ce sont les compétences « force » et « mêlée » qui doivent être augmentées. Si vous parvenez à recruter un personnage, ce dernier deviendra votre allié et vous pourrez en apprendre davantage sur son background et sur le lore du jeu. Toutefois, à un certain stade de l’aventure, les personnages non recrutés – mais que vous avez toutefois suivis dans la première partie du jeu – deviennent vos ennemis et vous êtes amenés à tuer certains d’entre eux. 

De manière générale, il est assez éprouvant, dans Fire Emblem : Three Houses, d’améliorer votre relation avec les différents personnages : le coût en temps est considérable (il faut parler régulièrement avec les personnages, prendre des notes, offrir des cadeaux, trouver des objets perdus, tester différents choix, etc.) et les choix à effectuer ne sont pas toujours aisés. Il sera donc particulièrement difficile de tous les recruter (je n’y suis parvenu qu’au bout de cinquante heures de jeu, juste avant la fin de la première partie) et on comprend rapidement qu’il est préférable de choisir assez vite quels personnages l’on souhaite recruter. Et c’est là que le jeu se montre très intéressant, car il impose au joueur d’évaluer ses critères de choix : est-ce que son affection pour certains personnages va primer, ou l’envie de monter l’armée la plus efficace et la plus équilibrée possible l’emportera-t-elle ? Ce choix est d’autant plus crucial si vous jouez en mode classique car la mort d’un personnage est permanente. Au-delà du niveau de relation entre l’avatar et les personnages, le joueur est amené, dans ce cas, à évaluer lui-même son niveau d’attachement envers les protagonistes. Ainsi fonctionne le principe de la balance pragmatique : il s’agit de la tension qui nait lorsque le joueur doit choisir entre les compétences qu’un personnage offre en soutien ou l’attachement qui le lie à un autre. Et la connexion émotionnelle est d’autant plus forte lorsqu’un choix pragmatique va à l’encontre d’un choix émotionnel. À ce sujet, Harrison G. Pink mentionne que dans les jeux épisodiques de la saga Walking Dead (Telltale Games, 2012), 80% des joueurs choisissent de privilégier les compétences plutôt que le lien. Il explique que pour que le principe de la balance pragmatique fonctionne, il faut que le joueur identifie clairement le potentiel mécanique de chaque personnage (ses compétences, par exemple) et qu’il passe assez de temps avec pour créer une connexion émotionnelle. Ce n’est qu’ensuite qu’il faut mettre ces deux éléments en tension. À ce niveau, Fire Emblem : Three Houses se montre malin car le jeu offre la possibilité de personnaliser les personnages choisis et les compétences qu’ils développeront, en les dotant néanmoins de potentiels et de points faibles à prendre en compte. De nombreux loot permettent également d’améliorer certaines facultés pour compenser d’éventuelles fragilités. Les protagonistes ne sont ainsi pas mécaniquement prédéterminés, ce qui laisse une place considérable pour l’attachement du joueur dans les choix que ce dernier est amené à opérer dans le jeu.

En multipliant les vecteurs d’attachement aux personnages, ainsi qu’en imposant au joueur de véritables choix qui influent sur le déroulement du récit et réévaluent régulièrement l’attachement qui le lie aux protagonistes du jeu, Fire Emblem : Three Houses est parvenu à créer une recette intéressante pour réfléchir aux modèles de liaison joueur-avatar-personnage. Ce billet a volontairement passé sous silence certains passages forts de l’histoire, que je vous invite à découvrir en jouant au jeu car ils utilisent habilement les concepts des régimes émotionnels et de la balance pragmatique, et leurs effets sur le joueur se révèlent puissants.

En bref

Les régimes émotionnels correspondent au niveau d’attachement qui, d’une part, lie le joueur aux personnages du jeu ; d’autre part, lie l’avatar aux personnages du jeu. Si le joueur et son avatar partagent des régimes émotionnels différents, l’écart rend difficiles la connexion affective et l’attachement entre le joueur et les personnages du jeu.

La balance pragmatique est la mise en tension qui nait lorsque le joueur doit choisir entre les compétences qu’un personnage offre en soutien ou l’attachement qui le lie à un autre personnage. La connexion émotionnelle est d’autant plus forte lorsqu’un choix pragmatique va à l’encontre d’un choix émotionnel.

Gaël Gilson

Subnautica : plongée encyclopédique en classe de français

Subnautica est un jeu de survie sorti en janvier 2018 et développé par Unknown Worlds Entertainment. Après le naufrage de l’Aurora (votre vaisseau spatial) sur une exoplanète complètement immergée, vous devez explorer les fonds marins pour vous procurer des ressources, survivre et vous évader. Le tout, en surveillant vos jauges de soif et de satiété.

Ce jeu offre un immense potentiel d’exploration et le cadre, visuellement magnifique, invite souvent à la contemplation. Toutefois, dangers et prédateurs assurent également un sentiment permanent d’oppression, que renforce d’ailleurs la plongée toujours plus profonde au fil de votre progression.

Dans les abysses de cette planète extraterrestre, la faune et la flore diffèrent complètement de celles que l’on trouve sur Terre. Et c’est ce qui m’a surtout intéressé dans ce choix artistique : bien que fictionnelles, les créatures qui peuplent l’univers de Subnautica partagent de nombreuses analogies avec celles de notre monde. Tel monstre marin ressemble à une pieuvre, tel poisson rappelle un animal aquatique bien connu, etc. Il en est de même pour la flore.

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Quelle utilisation en classe?

Le projet que j’ai proposé à mes élèves de FLE a donc été le suivant : produire le wiki (l’encyclopédie) de l’univers du jeu. Cette séquence s’est étalée sur 6 séances de 50 minutes. Le jeu (acheté via Steam) tournait en continu sur le PC de la classe et était projeté sur le TBI pour que tous puissent suivre la progression. Après une brève présentation du jeu, je leur ai laissé la manette : il leur revenait d’avancer dans la partie entamée en se relayant à chaque fois par deux.

Crabsquid_FaunaPendant qu’une paire d’apprenants jouait, les autres élèves, répartis en groupes, travaillaient sur des parties spécifiques de l’encyclopédie : les animaux marins, la flore marine, et la flore terrestre (ce qui fait donc 3 groupes). Pour chaque entrée de l’encyclopédie (une entrée traite d’un animal ou d’un végétal), les élèves devaient retrouver dans une boîte en carton l’image de la créature (ou de la plante…) identifiée à l’écran. Pour ce faire, j’avais imprimé et découpé chaque élément du jeu que j’avais repris de ce site (à ce propos, la création de wiki à partir d’un jeu est une pratique de joueurs qui m’a inspiré ce projet pédagogique). Pour donner un exemple de situation concrète : Sara regarde Xian et Yassir jouer au jeu. À l’écran, elle voit un crabe-calamar et décide d’en faire une entrée pour l’encyclopédie : elle va fouiller la boite en carton et recherche l’image qui représente la créature avant de rejoindre son groupe de travail pour rédiger la fiche du monstre marin. Elle collera l’image à côté de son texte rédigé. En travaillant ainsi, on assure qu’une même entrée ne soit pas traitée deux fois.

Pour rédiger, il s’agissait de caractériser chaque élément sélectionné avec 5 adjectifs et une brève description. Pour les descriptions, j’avais travaillé juste avant ce projet des structures de phrases comparatives (X ressemble à Y. X est plus … que Y. X est moins … que Y. Etc.) que les élèves pouvaient donc mettre en pratique dans leurs productions.

Sub3Pour établir les comparaisons (les structures grammaticales constituant des squelettes de phrases vides), les élèves avaient besoin d’enrichir leur lexique lié aux champs lexicaux de la flore et de la faune marines. Je souhaitais que cet apprentissage se réalise en autonomie et de manière progressive, en fonction des besoins qu’ils identifiaient en jouant. Du coup, j’avais mis à leur disposition des imagiers. J’ai notamment utilisé le livre 199 animaux marins des éditions Usborne et le guide Faune et flore de la mer Méditerranée (Biotope éditions) que les élèves feuilletaient pour rédiger les entrées de l’encyclopédie. C’était donc à eux d’établir les analogies entre les éléments du jeu et ceux des outils à consulter. Je précise qu’une option offre la possibilité de désactiver la veille des jauges de faim et de soif, ce qui permet de se concentrer uniquement sur l’oxygène et la survie, sans altérer l’expérience du jeu.

À chaque séance de cours, les attributions variaient : ceux qui travaillaient la faune devaient alors se concentrer sur la flore terrestre, etc. Cette tournante permettait de varier les champs lexicaux mobilisés et déplaçait l’attention des élèves-joueurs sur d’autres éléments du jeu.

Une fois une entrée rédigée, les élèves relisaient les productions de leurs camarades avant de venir près de voir pour une correction individuelle. J’aidais ainsi chaque apprenant à améliorer son texte, à corriger les éventuelles erreurs orthographiques ou syntaxiques, avant la mise au net.

Il m’arrivait également, durant les phases de jeu, de poser oralement des questions sur leurs impressions. L’architecture sonore est particulièrement riche; ainsi, leur demander « Qu’est-ce que vous entendez? » permettait de les aider à mettre des mots sur leurs sensations. À certains moments, il était également possible de leur demander ce qu’ils ressentaient, ce qui était l’occasion, par exemple, de travailler le champ lexical de la peur (notamment quand les élèves traversaient des zones particulièrement sombres).

Ce que j’en retire

Pour moi, l’intérêt de réaliser ce projet autour d’un jeu vidéo comme Subnautica est qu’il place les élèves en interaction permanente : avec le jeu (qui leur offre un espace visuel à expérimenter et qui stimule leur réflexion), avec les outils dont ils disposent (les imagiers impliquent que les élèves établissent des rapports d’analogie parfois complexes), entre eux (ils émettent des hypothèses, débattent, se donnent des indications pour progresser dans le jeu, se répartissent des tâches, négocient, se corrigent…) et avec moi (ils viennent faire vérifier leurs textes avant la mise au propre, ce qui me permet de leur rendre un feedback précis et individualisé). De plus, le jeu se prête bien à une posture de contemplation qui permet un arrêt sur image intéressant dans le cadre d’une démarche d’écriture descriptive (notamment pour les animations ou les rapports d’échelle).

Le fait de devoir assurer la survie du personnage tout en réalisant le projet d’écriture ajoute évidemment une charge cognitive à la tâche. Toutefois, loin d’être accablante, cette charge supplémentaire me parait plutôt impulser l’écriture : en effet, retourner régulièrement au jeu permet aux élèves de varier les visuels qui s’affichent à l’écran pour trouver de nouveaux éléments à traiter. Ils ont notamment apprécié pouvoir choisir eux-mêmes ce qu’ils avaient envie d’entrer dans leur encyclopédie (le jeu étant bien trop vaste pour tout rédiger).

Ce qui est également intéressant à noter avec cette configuration, c’est que le projet d’écriture a progressivement intégré l’expérience du jeu (et inversement), si bien que « jouer » et « travailler » s’entrelaçaient et cadraient ici une même activité. L’une de mes craintes était justement que les élèves délaissent le projet d’écriture au profit du jeu, puisque c’est l’une des premières fois où je ne détourne pas complètement en classe un jeu vidéo de ses principaux objectifs.

Par contre, je me suis ici arrêté au format papier. La mise en ligne des productions d’élèves sur un wiki aurait pu être l’occasion de les initier à l’écriture numérique avec, par exemple, les balises d’usage et les spécificités du genre. Par ailleurs, l’exercice peut, à force, sembler répétitif. Si la répétition est nécessaire pour assoir les structures grammaticales travaillées, intégrer des variations ou des challenges permettrait sans doute de varier les postures d’écriture.

Enfin, avec des classes d’un niveau plus avancé, ce jeu permettrait également d’introduire la science-fiction et pourrait stimuler d’autres situations d’écriture (par exemple, rédiger le journal de bord d’un naufragé spatial qui terraforme une planète inconnue). On pourrait également envisager un jeu de rôle où les élèves seraient virtuellement aux côtés de l’avatar, ou leur attribuer une série de missions (découvrir telle espèce animale, fabriquer tel accessoire…) à accomplir dans le jeu à partir d’une fiche de consignes spécifiques.

Jeu vidéo et récit initiatique : une activité autour de Journey

Afin de permettre aux élèves de découvrir la dimension initiatique d’un récit, j’ai utilisé le jeu vidéo Journey (Thatgamecompany, 2012) en classe de français (3è année). Il s’agit d’un jeu contemplatif que j’affectionne particulièrement pour ses qualités artistiques, ainsi que pour sa portée philosophique et symbolique. Le joueur y incarne un être énigmatique, qu’il doit conduire jusqu’au sommet d’une montagne dominant l’horizon. Au fil du voyage et au gré de mystérieuses rencontres, notre avatar découvre le secret de ses origines, les raisons de son périple et le sens de son existence.

Le matériel que j’ai utilisé

Pour cette activité, j’ai emporté ma PlayStation 4 ainsi que le jeu Journey (j’utilise l’édition collector, qui contient aussi les jeux Flow et Flower). Un câble HDMI a permis de relier la PS4 à un TBI dans les locaux où je n’avais pas accès à une télévision. Une connexion Internet est également requise pour profiter de l’expérience de jeu (le mode en ligne permet de croiser d’autres joueurs).

J’ai également construit un dossier de travail (téléchargeable ici) pour les élèves.

Quelle utilisation en classe ?

Premier contact avec le jeu

Il s’agit, d’abord, d’observer l’écran-titre du jeu pour poser les premières hypothèses de sa « lecture ». Nous avons mobilisé ce que nous avons appris dans la séquence sur les langages de l’image pour en construire une analyse formelle. Par exemple, selon mes élèves, la combinaison d’un plan d’ensemble avec la technique du découpage temporel invite le joueur à quitter la dune où il se situe au début du jeu (côté passé) pour se diriger vers l’éclat de lumière à l’horizon (côté futur), qui figure l’objectif à atteindre.

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Un travail de définition autour du mot « périple » permet d’en saisir les nuances et d’en approcher la dimension symbolique (un périple étant un voyage après lequel nous retournons, transformés, au point de départ). Il s’agira donc, durant la partie, d’être attentifs aux marqueurs qui indiquent l’évolution du personnage.

Du jeu à l’analyse croisée

Après l’analyse de l’écran-titre, nous avons joué ensemble à Journey. Les élèves se passaient tour à tour la manette pour se partager l’expérience. Il faut compter 3 à 4 séances de 50 minutes pour terminer le périple (c’est assez rapide).

Les élèves « spectateurs » devaient observer le jeu en rédigeant un carnet de bord du voyage : épousant le point de vue de l’avatar, ils y inscrivaient le récit du périple, immortalisant à l’écrit les sensations éprouvées, les objets découverts, les questions qu’ils se posaient, les difficultés rencontrées, les personnages croisés… Au terme de chaque niveau (7 au total), la mutualisation des carnets de voyage permet d’amorcer une réflexion autour de la portée philosophique du jeu et du sens du récit.

Une fois le jeu terminé, la classe est divisée en 6 groupes. Chaque groupe travaille sur une thématique :

  • « une rencontre » (analyse focalisée sur les personnages),
  • « un récit énigmatique » (analyse focalisée sur l’intertextualité du jeu),
  • « un voyage » (analyse focalisée sur le récit et sa structure).

Chaque groupe dispose d’une batterie de questions pour construire une réflexion autour du jeu, en s’appuyant sur d’autres ressources : chansons, mythes, définitions… Cette phase permet d’apporter aux élèves des clés de lecture qui leur permettront de développer une deuxième lecture de l’œuvre et d’en saisir les spécificités culturelles à côté desquelles ils sont sans doute passés pendant qu’ils jouaient. En effet, un jeu vidéo peut être porteur de significations auxquelles nous n’accédons que si nous possédons un capital de connaissances que nous pouvons activer comme clés de lecture (si la question vous intéresse, je vous invite à consulter mon mémoire).

Dans un premier temps, deux groupes reçoivent la même thématique mais travaillent séparément. Dans un deuxième temps, les groupes ayant travaillé sur la même thématique se réunissent pour partager leurs points de vue et créer une présentation commune,  nuancée, qu’ils communiquent ensuite à la classe sous forme de mini-exposé.

Pour construire ces présentations, chaque « grand groupe » disposait d’un plan de travail qu’il pouvait évidemment modifier selon ses besoins et ses idées. Les exposés ont été l’occasion de connecter des fragments de réflexion autour du jeu pour en décoder progressivement la dimension symbolique et accéder, pas à pas, au sens implicite du récit.

Cet accès à cette nouvelle couche sémantique passe par le prisme de l’interprétation : il faut dès lors veiller à ne pas plier la lecture du jeu à un seul sens qui serait imposé arbitrairement, mais à élargir le cadre d’analyse, à créer du débat. C’est là que réside la richesse de l’activité : le prof guide et impulse la réflexion, mais ne la formate pas. Autrement dit, l’analyse des élèves doit leur permettre de construire eux-mêmes le récit qu’ils se font du jeu.

Formalisation

Après cette étape, les élèves reçoivent une synthèse reprenant les caractéristiques de la dimension initiatique d’un récit. Chaque item de la fiche-outil est illustré par un élément du jeu Journey qui a été mobilisé dans l’analyse des élèves. Les items formalisent plusieurs éléments : structure du récit, thématiques, valeurs et messages véhiculés. Cette formalisation a été pensée pour permettre aux élèves de se construire mentalement une grille de lecture qu’ils pourront ensuite appliquer à d’autres produits culturels.

Réappropriation

Enfin, chaque élève est invité à choisir un produit culturel qu’il affectionne (roman, BD, manga, animé, série, film, jeu vidéo…) et de lui appliquer cette grille de lecture pour en proposer une analyse personnelle. Dans l’idée, le travail réalisé précédemment a donc permis de co-construire des clés de lecture, que les élèves activent ici pour tisser un nouveau discours autour des produits culturels de masse qu’ils consomment au quotidien.

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Synthèse des pistes d’analyse relevées par les élèves

Voici une série de pistes proposées par les élèves au fil de leurs présentations.

Au niveau de la structure du récit

Les niveaux du jeu tissent une métaphore de la vie :

Décors (métaphores)

Sens

Nv 1 Dune Naissance ; l’immensité du monde à explorer s’offre au joueur.
Nv 2 Pont à franchir Représente l’apprentissage. On a le droit de tomber, de se tromper, de recommencer. Il faut retrouver les fragments manquants du pont pour atteindre l’objectif (les trous = les apprentissages manquants).
Nv 3 Désert euphorique L’adolescence et ses premières rencontres ; notre premier amour avec qui on avance comme si on se sentait seul au monde.
Nv 4 La chute Perte de l’enfance, entrée dans le monde adulte, l’impossibilité de revenir en arrière, les obstacles de la vie, la tristesse, la séparation.
Nv 5 Grotte et tour La perte de repères (l’horizon lumineux a disparu), la monotonie, le danger, la dépression (niveau sombre) ; l’importance de pouvoir compter sur les autres pour remonter à la surface.
Nv 6 Pics enneigés La vieillesse, la douleur, la mort, le corps qui s’affaiblit.
Nv 7 Nirvana La mort, l’accomplissement de soi, la recherche d’un ailleurs.

Plus on progresse dans le jeu, plus les niveaux prennent la forme de couloirs qui se resserrent : nos choix sont diminués, les routes que nous pouvons emprunter dans la vie se font moins nombreuses. On ne peut pas revenir en arrière à certains endroits : on est obligé de continuer à avancer, quoi qu’il arrive.

Au niveau de l’analyse des personnages

260px-pieter_bruegel_the_elder_-_the_tower_of_babel_vienna_-_google_art_project_-_editedDans un niveau, nous devons escalader une tour. On peut y repérer une référence au mythe de Babel : interagir avec d’autres joueurs, se comprendre et parler la même langue nous permettent de progresser plus rapidement vers la sortie. Le risque d’échouer est lié à des difficultés de communication, et ces mêmes difficultés peuvent entraîner des luttes de pouvoir divisant les hommes.

En réduisant le langage à sa plus simple expression (une seule commande de chant), le jeu unit les joueurs autour d’un objectif commun : atteindre ensemble l’horizon. La proximité avec un autre joueur et nos interactions avec lui facilitent et rendent plus agréables la progression dans le jeu et l’accès à certains objets cachés. L’émotion, au pic du jeu, est également renforcée : la souffrance de notre avatar est partagée avec celle d’un autre.

Le personnage n’est défini que par quelques traits et demeure le même pour tous les joueurs : peu importe l’origine géographique ou sociale du joueur, il incarne le même avatar que tous les autres (interculturalité). L’absence de bras bannit toute forme de violence possible (on ne peut rien porter).

Plus le personnage explore, plus il a de chances de récupérer des orbes qui agrandissent son écharpe. Celle-ci représente son énergie : plus elle est grande, plus les actions de l’avatar gagnent en souplesse. Explorer le monde nous permet d’accumuler plus de pouvoir que si l’on suivait un chemin tout tracé. À l’inverse du clip La Cerise de Matmatah, le jeu rappelle donc que le sens de la vie se trouve avant tout dans l’expérience que l’on vit plutôt que dans la destination que l’on cherche à tout prix à atteindre.

Au niveau du sens du récit

Progresser dans le jeu nous permet de découvrir des fresques mystérieuses qui représentent visuellement l’histoire des origines de notre personnage. On y voit la naissance de sa civilisation, l’essor de cette dernière, et son déclin. Elles s’assemblent comme un cycle condamné à être rejoué. D’ailleurs, à la fin du jeu, le générique fait parcourir l’âme de notre avatar en sens inverse, pour le ramener à son point de départ. Il est alors condamné à rejouer le même parcours, à revivre son histoire, à réapprendre son passé. Mais quelque chose a changé chez lui : à présent, il est devenu un passeur de savoir.

On peut enfin lire dans le jeu un certain message écologique : les « dragons » que l’on rencontre représentent des machines (industrialisation) qui ont détruit la civilisation (les personnages sont sous terre, en position horizontale qui évoque leur mort). Dans les fresques que l’on découvre au fil du jeu, ces dragons s’assemblent d’ailleurs pour former une sorte de ville écrasant leur civilisation.

Gaël

Une partie de TowerFall pour travailler les adverbes

Récemment, j’ai utilisé le jeu TowerFall en cours de français (deuxième année). L’idée m’est venue en regardant les vidéos Youtube d’un élève qui commente et arbitre des compétitions du card game Hearstone (Blizzard, 2014).

Présentation

Je cherchais justement un moyen de travailler de manière ludique – mais intelligente – les adverbes de manière (ex : peureusement, rageusement, gentiment…). Je souhaitais surtout que cet apprentissage fasse sens aux élèves, sans tomber dans une approche trop académique ou trop artificielle. Mon choix s’est tourné vers TowerFall pour trois raisons : 1) c’est un jeu que j’apprécie énormément et que je trouve fun à jouer ; 2) les parties sont simples, rapides et facilement personnalisables ; 3) il propose un cadre de jeu qui m’a permis de me réapproprier facilement les pratiques de mon commentateur e-sportif.

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Pour info, Towerfall Ascension (14,99 euros sur Steam) est un jeu de combat en 2D, sorti en 2013 et développé par Matt Thorson. Tout en pixel art, il propose des combats en arène dans une ambiance médiévale : jusqu’à 4 joueurs peuvent s’affronter ou faire équipe contre des vagues de monstres. Les commandes sont très simples et intuitives : on se déplace avec les touches multidirectionnelles (ou un joystick si vous jouez avec une manette), on saute avec une autre touche et on tire des flèches à l’aide d’une dernière. That’s all ! Une extension, Dark World, est sortie en 2015 et ajoute du contenu supplémentaire.

Le matériel que j’ai utilisé

Pour cette activité, j’ai simplement emporté  mon MacBook et une manette PlayStation 4 supplémentaire pour permettre à deux élèves de s’affronter. J’avais déjà acheté le jeu en dématérialisé sur Steam. Une petite enceinte que j’ai toujours avec moi (une Rockbox Cube) m’a permis de renforcer le son pour le côté immersif.

Quelle utilisation en classe ?

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L’idée est la suivante : la classe est divisée en 3 groupes de travail : les joueurs (2 élèves), les arbitres (2) et le public (9). C’est une petite classe : pour un plus grand groupe, il me semble qu’on peut prévoir jusqu’à 4 joueurs et 4 arbitres.

J’explique d’abord brièvement les règles du jeu en jouant une partie avec un élève. Une fois les mécaniques bien comprises, je donne les consignes de travail puis tout le monde se met au boulot.

On fonctionne par « tours ». À chaque tour, deux joueurs s’affrontent à TowerFall pendant que deux arbitres commentent oralement et en direct la partie. Pour les arbitres, le challenge est d’employer le plus d’adverbes de manière possible pour donner au match un caractère épique (les champs lexicaux des armes et du combat ont été vus précédemment dans ma séquence sur le registre épique). Pendant ce temps, le public doit noter tous les adverbes entendus.

Lorsque la partie est terminée, on comptabilise les différents adverbes employés par les commentateurs. S’ils ont employé un même adverbe à plusieurs reprises, ils sont invités à aller rechercher des synonymes dans un dictionnaire. Lorsqu’ils joueront une nouvelle partie, le défi consistera à employer les synonymes découverts.

Pendant que les arbitres recherchent des synonymes, le public vérifie l’orthographe des adverbes qu’ils ont recopiés en utilisant les référents à leur disposition : des dictionnaires et le cours. Durant les tours suivants, les membres du public peuvent aussi aider les joueurs à trouver des synonymes en consultant ceux qu’ils ont notés lors des tours précédents. C’est aussi l’occasion de varier les registres de langue des adverbes employés.

À la fin de chaque tour, les joueurs deviennent arbitres, les arbitres rejoignent le public et deux membres du public deviennent les joueurs. Chacun expérimente ainsi différents rôles et opèrent plusieurs apprentissages. Pour consolider ces derniers, chaque élève devrait dans l’idéal avoir arbitré plusieurs fois.

Feedback

Cette séquence de cours présente selon moi plusieurs avantages : outre le caractère motivant évident de l’utilisation d’un jeu vidéo, l’emploi des adverbes de manière est cadré par une activité (le jeu et son arbitrage) qui fait sens (souligner et construire un registre épique) et qui permet d’expérimenter les nouveaux mots appris.

Une dynamique de collaboration est générée par les interactions des élèves puisque le public renvoie directement aux arbitres un feedback qui se formalise à travers un objectif de remédiation, de consolidation ou de dépassement à atteindre la prochaine fois (utiliser de nouveaux adverbes).

Puisque le groupe s’autogère (chaque élève passant d’un rôle à l’autre en appliquant les consignes simples, qui ont été expliquées), je peux aider les élèves à la correction de l’orthographe et à la vérification du sens des adverbes. C’est aussi l’occasion de donner quelques astuces pour améliorer l’expression orale.

En variant les rôles, les élèves passent par différentes postures de travail : identification à l’écoute des adverbes, mémorisation lexicale et orthographique à l’écrit, expérimentation à l’oral.

Toutefois, le dispositif mérite d’être amélioré sur certains points : il manque, par exemple, une posture de travail dans laquelle les élèves pourraient reconfigurer leurs apprentissages dans une tâche de réinvestissement. On pourrait par exemple penser à faire enrichir un extrait de texte en rendant ce dernier plus épique à l’aide des adverbes travaillés dans la séquence. Cette étape permettrait d’opérer un transfert d’un contexte d’oralité vers un contexte d’écriture.

Enfin, il me semble que cette activité pourrait être facilement transposable dans une classe de langues. N’hésitez pas à partager vos avis et vos suggestions pour m’aider à améliorer le dispositif.

Gaël